Liszt / Bach : Weinen, Klagen Sorgen, Zagen (Alexandre Kantorow)

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Le pianiste Alexandre Kantorow interprète Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen, prélude de Liszt d'après la cantante BWV 12 de Bach. Extrait du concert donné le 26 mars à l'Auditorium de la Maison de la Radio et de la Musique.

En 1835, Liszt quitte Paris avec sa maîtresse Marie d’Agoult pour se rendre en Suisse. À partir de 1837, il séjourne en Italie. Dans ses Années de pèlerinage, il regroupe des pièces qui font écho à cette période, mais dont la composition s’étend jusqu’au début des années 1880. Le cahier médian, « Deuxième année – Italie », comporte trois morceaux inspirés par des sonnets de Pétrarque : il s’agit en réalité de versions pianistiques de mélodies vocales écrites dans les années 1840, ce dont témoigne leur ligne héritée du bel canto. Après une introduction agitato assai, le Sonnet n° 104 « Pace non trovo » prend la forme d’un nocturne influencé par Chopin. Au centre, un épisode passionné et tumultueux traduit le sujet du poème : l’impossibilité pour l’amant d’accéder à une paix intérieure. Liszt, qui compose nombre de ses œuvres instrumentales à partir d’un substrat littéraire, ne pouvait qu’être fasciné par Dante.
Le poète, mis en musique par les madrigalistes de la fin de la Renaissance, était ensuite entré dans un purgatoire dont il sort seulement au début du XIXe siècle. Toutefois, seule une partie de son œuvre rencontre la sensibilité romantique : les musiciens choisissent presque toujours la Divine Comédie et privilégient L’Enfer, qui entre en résonance avec leur goût pour le fantastique et leurs interrogations sur le destin de l’homme. En outre, ils assimilent la trajectoire de l’enfer vers le paradis à la quête de l’idéal, Dante à l’artiste romantique.
Placée au cœur d’une réflexion sur la poétisation de la musique, la Divine Comédie suscite de nombreuses œuvres instrumentales, presque toutes oubliées de nos jours, à l’exception de celles de Liszt et Tchaïkovski (Francesca da Rimini, 1876). Après une lecture du Dante est esquissé en 1837. Liszt envisage un temps de l’intituler Paralipomènes à la Divina Commedia. Fantaisie symphonique : signe qu’il considère sa pièce pianistique comme un « supplément » à l’œuvre de Dante – non comme une « illustration » – et qu’il ambitionne de lui donner une ampleur orchestrale. La source littéraire motive l’élaboration d’une forme émancipée des schémas préétablis, même si subsistent quelques traces de forme sonate, comme le suggère le sous-titre « fantasia quasi sonata ». Elle encourage des audaces de langage sans équivalent à l’époque : dès les premières mesures, le triton (la-mi bémol), en détruisant tout sentiment tonal, évoque les puissances infernales (depuis le XIe siècle, l’intervalle est associé à Satan et surnommé « diabolus in musica »). Dante « trouvera peut-être un jour son expression musicale dans le Beethoven de l’avenir », suppute Liszt, en s’identifiant à cette figure de prophète.
Au fil du temps, son langage devient d’ailleurs de plus en plus audacieux, notamment grâce à l’usage du chromatisme (l’abondance de demi-tons, l’intervalle le plus petit utilisé dans la musique occidentale jusqu’au XXe siècle). Il n’est pas fortuit qu’il compose un prélude à partir du chœur initial de la Cantate Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen de Bach (1714), puis qu’il le développe dans une monumentale série de Variations trois ans plus tard, en 1862, au moment du décès de sa fille Blandine. À l’époque baroque, la basse obstinée (une formule de basse sans cesse répétée), chromatique et descendante sur laquelle est fondé le chœur, exprimait en effet la douleur, voire évoquait la mort (Bach l’a d’ailleurs réutilisée dans le Crucifixus de sa Messe en si mineur). « Les pleurs et les lamentations, les tourments et le découragement, l’angoisse et la détresse, voilà le pain noir des chrétiens qui portent le signe de Jésus », chante la cantate.

À partir du motif de basse obstinée, Liszt réalise un saisissant drame sonore, où s’expriment l’abattement, la souffrance, le désespoir, mais aussi la révolte devant la cruauté du destin. Au centre de la partition, un épisode en style de récitatif précède la dernière série de variations, laquelle mène à d’amples accords symphoniques. La dernière section cite le choral Was Gott tut, das ist wohl getan (« Ce que Dieu fait est bien fait ») qui conclut la cantate de Bach. Avec cette éclatante péroraison en mode majeur, la lumière triomphe des ténèbres. Comme dans la Divine Comédie, l’âme s’élève de l’Enfer vers le Paradis. Mais les ombres funestes planent constamment sur la musique du dernier Liszt, comme on l’entend dans Abschied (arrangement d’un chant populaire russe, sans doute transmis par son élève Alexandre Siloti) et surtout dans La Lugubre Gondole, donnée ici dans sa deuxième version. Liszt compose cette pièce à la fin de l’année 1882, passée à Venise en compagnie de Richard Wagner (époux de sa fille Cosima). L’auteur de Parsifal est alors victime de malaises cardiaques qui l’emporteront le 13 février 1883. Pressentimen...

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