Les formes modernes de la communication, elles-mêmes dopées par l’IA, ne se seraient-elle pas transformées en une vaste polyphonie de l’insignifiance, fabriquant une fugacité qu’elles renouvellent sans cesse, et promouvant la vétille au titre d’épopée du genre humain ?
Avec
Bruno Patino Président de la chaîne franco-allemande ARTE
Pendant la seconde guerre mondiale, en 1941, Stefan Zweig écrivit un texte assez court intitulé « Les pêcheurs du bord de Seine ». L’anecdote se passe le jour de l’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793. À quelques centaines de mètres de la Place de la Révolution, aujourd’hui Place de la Concorde, où se dresse l’échafaud, des hommes assis sur les rives de la Seine pêchent à la ligne. Ne prêtant attention qu’aux seuls mouvements de leur bouchon de liège, ils ne daignent même pas tourner la tête quand la clameur de la foule signale que le Roi vient de perdre la sienne. Zweig, qui a lu cette histoire dans Les Dieux ont soif d’Anatole France alors qu’il était adolescent, explique qu’il l’avait prise pour une pure invention : qui ne s’intéresserait pas à l’Histoire quand celle-ci se déroule à portée de regard ? Mais, ajoute-t-il, la guerre en cours aujourd’hui me fait éprouver l’impossibilité de vivre intensément tous les événements en même temps, y compris les plus décisifs. Voilà pourquoi je puis désormais comprendre et excuser les pêcheurs des bords de Seine : ils avaient de bonnes raisons d’être lassés et fatigués par quatre ans de Révolution. Car tous autant que nous sommes, nous n’avons qu’un seul cœur, « un petit cœur étroit qui ne peut enfermer qu’une certaine dose de malheur », même lorsque se produisent à haute cadence des faits dits « historiques ». D’où notre besoin, parfois, de laisser filer les événements en faisant très exactement comme s’ils n’avaient pas lieu, de nous réfugier en quelque ailleurs tranquille et protecteur. Notre cerveau, débordé, serait de toutes façons incapable de les encoder.
Quelques mois plus tard, à la fin de l’année 1941, peu avant son suicide, Stefan Zweig fit un constat qui pourrait être une autre clé de l’affaire : « La technique n’a pas appelé sur nous de pire malédiction qu’en nous empêchant, fût-ce pour une seconde, d’échapper au présent. » Que ne dirait-il pas s’il revenait parmi nous ? Avec l’avènement du numérique, cette malédiction s’est pleinement réalisée : crises de tous ordres, guerres ici et là, faits divers montés en épingle, il se passe en effet tant de choses que, sans cesse alertés et pris de vertige, nous ne savons même plus où donner de la catastrophe. D’autant que les formes modernes de la communication, elles-mêmes dopées par l’IA, se sont transformées de surcroît en une vaste polyphonie de l’insignifiance, fabriquant une fugacité qu’elles renouvellent sans cesse, et promouvant la vétille au titre d’épopée du genre humain. Enfermés dans l’absorption permanente du hic et nunc, nous perdons les moyens intellectuels de discerner quel paysage général est aujourd’hui en train d’émerger : qu’est-ce qui se construit ? Qu’est-ce qui se détruit ? Car pour l’entrevoir, il nous faudrait occuper un lieu topologiquement impossible : être, d’une part, rivés aux événements, d’autre part en retrait par rapport à eux, à l’écart de l’intensité du présent, tranquillement assis sur les rives du flux trop fougueux de l’actualité.
Ne serait-ce pas trop demander à notre esprit ?
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