Blake et Mortimer par Floc'h
On ne dira jamais assez combien Floc’h a contribué à faire du 9e art un art à part entière. Sans doute ceci tient-il à ce que le dessinateur, peintre, illustrateur développe à chaque étape de son œuvre, une singularité exceptionnelle. Celle-ci se manifeste ici avec une force d’autant plus stimulante que ce nouvel album s’inscrit dans la série des Aventures de Blake et Mortimer, c’est-à-dire dans une charte exigeante de codes narratifs, visuels, temporels. Outre l’affrontement à pareilles exigences qui touchent aux personnages clés, à l’époque des événements (qui doit coïncider à la période pendant laquelle les deux « héros » sont actifs), au style de dessin etc, l’exigence muette d’un lectorat de plusieurs générations est à tenir en compte.
C’est peu dire qu’on attendait l’album de Floc’h et des scénaristes Jean-Luc Fromental et José-Louis Bocquet avec qui il s’est associé pour la circonstance. On devait déjà à ces derniers l’album Huit heures à Berlin, dessiné par Antoine Aubin.
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La première lecture, rapide, dévorante, permet de connaître l’énigme, d’en apprécier les affrontements entre Blake, Mortimer et leur ennemi de toujours le démoniaque Olrik, et d’applaudir à la victoire des bons sur le méchant dans un huis clos dont les décors se succèdent à New-York.
Vient ensuite cet instant savoureux entre tous, où l’on reprend l’album à son début après avoir examiné plus attentivement la couverture où Blake et Mortimer arpentent la 5e Avenue à New-York. Tout est déjà dans cette image : la « ligne claire » idéale pour figurer la grosse pomme, la silhouette, la dégaine et le visage des deux héros commentant un danger imminent pour l’humanité, annoncé en première page du New-York Times, les détails qui enchantent le regard comme l’aubette du marchand de journaux, le taxi jaune, la borne d’incendie, les enseignes des hôtels Claridge, Astor, Loew’s… On se souvient alors du génie si singulier de Floc’h pour dessiner les villes, ou plutôt, pour les donner à voir et à ressentir en quelques traits. On lui doit un exceptionnel Édinbourg dans la collection des Carnets de voyage Louis Vuitton, un autre « guide » du Pays basque où il vit aujourd’hui, mais aussi, souvenons-nous, des paysages anglais et des rues londoniennes (dans la série Seven Oaks) ou des couvertures et affiches confiées à Floc’h : tout est l’exacte représentation des lieux, mais tout est également réinventé par la grâce du trait, des couleurs, de cette atmosphère si volatile qu’on appelle le génie des lieux et que l’artiste capture d’un trait d’encre.
New-York est ainsi le lieu objectif, réel de l’action à venir. Il en est un autre qui relève à la fois de la géométrie et du symbole : le siège des Nations Unies annoncé dès le premier échange entre Blake et Mortimer comme destination finale des deux amis.
Dès la première page, deux éléments qui font de celui-ci l’album « parfait » de la série apparaissent : le format des vignettes et l’allègement du texte.
Les vignettes au format établi d’après le dessin (et pas l’inverse comme on en a parfois l’impression) s’adaptent au décor et mettent en évidence, suivant les cas, l’intensité dramatique, l’humour, la beauté plastique des situations et des confrontations. Ainsi, en 5 vignettes, la première page crée cette atmosphère « floc’h-ienne » qui nous rend le récit au plus proche de la lecture.
L’allègement du texte permet lui aussi d’accorder au dessin sa place essentielle. On se souvient des premiers albums de Jacobs où des commentaires interminables et des dialogues invraisemblablement longs distrayaient l’attention qui allait du texte à l’image, négligeant parfois la seconde au profit du premier, laborieux et envahissant. Rien de cela ici : le récit s’écrit en phrases courtes et nettes ; les dialogues ne s’embarrassent pas des tics explicatifs de Jacobs. Ici, priorité à la mise en images de l’action, au jeu des lumières, à la dynamique des mouvements. Le nombre et le placement des vignettes conduit le récit, laissant au lecteur le bonheur de déchiffrer chaque dessin, d’en savourer le dispositif scénique, de se rassasier de chaque détail.
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Avec « L’art de la guerre » , Floc’h nous donne une version incandescente de l’univers créé par Jacobs. Il rend à son prédécesseur le plus puissant des hommages en le recréant, ici, de toutes pièces, plutôt que d’en développer une ènième variation. Floc’h l’annonce d’emblée : il ne fera pas d’autres suites. Mais on peut gager que les prochains « Blake et Mortimer » se feront dans l’ombre de celui-ci qui s’est magnifiquement détaché des contraintes. C’est sans doute cela le secret de Floc’h : la liberté !
Elle nous enchante.
Jean Jauniaux, le 11 novembre 2023
(Article complet disponible sur le sit "L'ivresse des livres" ( www.edmondmorrel.be )
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