Lecture audio extraite de l'essai "Taille de l’homme" paru en 1933 et écrit par Charles-Ferdinand Ramuz, écrivain et poète suisse encore assez méconnu du public français.
Cet extrait retentit comme un cri d’angoisse : il est l’appel sans écho d’un homme moderne plongé dans un univers à la fois démesurément petit et démesurément grand pour lui, dans lequel il se sent profondément seul et incompris.
Tout ce que croise cet homme n’est que quantité et éphémérité sans vitalité véritable. La matérialité qui l’entoure et le rassure a l’avantage de pouvoir être artificiellement possédée, évaluée, inspectée, objectivée. Mais elle ne l'isole pas moins, et ne répond donc pas à l’aspiration de son cœur. Car le cœur de l’homme, à l’écoute et aimant, pensant et se sachant pensant, sentant et se sachant sentant, se tourne irrémédiablement vers ce qui touche aux grandeurs sans mesure : la qualité, l’éternité et la présence vivante et incarnée. L'homme ne vit pas seulement de Mesures, mais aussi de tout ce qui participe d'une Grandeur qui le dépasse.
En se rendant compte de sa petitesse et de son gigantisme au regard des empires du micro et du macro, des particules et des astres, l’homme moderne en vient même à s’effrayer de cette matérialité si proche, déjà familière, et qui, pourtant ne lui répond pas. Il a beau partager à la terre entière ses joies et ses peines, ses doutes et ses interrogations toutes humaines, ce monde l’ignore autant qu’il s’ignore lui-même.
Or, “les dieux pour le païen étaient faits à sa taille d'homme”, le païen ayant fait les dieux à son image et les ayant pourvus des mêmes passions. Ces dieux, bien que souvent “cachés dans les montagnes”, semblaient pouvoir se rendre présent aux hommes, comme on vient rendre visite à des proches.
“Dieu pour le chrétien, était une Personne” et non un concept abstrait ou un Grand-Tout anonyme. Doté d’une “Suprême Conscience”, ce Dieu était - et demeure - pour lui une Personne ayant pris corps : Jésus Christ, Fils de Dieu, a été envoyé dans le monde pour le sauver et a fait, lui aussi, l’expérience dans sa chair de l’amitié et de l’amour, des rires et de la colère, de la souffrance et de la compassion. Le chrétien, en ce qu’il est homme fait à l’image de Dieu, se sait et se sent donc indéfectiblement épaulé, compris et aimé par au moins une autre Personne dans sa vie.
Le drame pour Ramuz est que, depuis l’ère industrielle et la fin du XIXème siècle, “l’univers, dépersonnalisé, ne nous apparaît plus que comme un monstrueux assemblage de quantités indifférentes à elles-mêmes et à nous-même”. L’esprit naissant du positivisme, du matérialisme et du progressisme n’ont fait, pour lui, qu’accélérer, amplifier et redoubler les révolutions scientifiques, anthropologiques et métaphysiques survenues depuis la Renaissance - ce qui était déjà source d’inquiétude pour Blaise Pascal au XVIIème siècle, ainsi qu’il le retranscrivit dans ses Pensées avec l’aphorisme bien connu : “le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie”.
Les hommes sont pour Ramuz aujourd’hui plus nombreux qu’hier à percevoir le profond bouleversement qui les a précédés. Mais la prise de conscience individuelle de l’effroyable abîme de vide vertigineux qui s’est creusé en eux n’implique pas encore de changement collectif. Ayant oublié, refusé ou abandonné toute considération transcendantale, ils sont comme contraints de former une multitude éclatée de particules élémentaires où chaque être et chaque chose possède désormais sa propre échelle singulière, incomparable avec celle des autres composantes pourtant de même nature. L’homme moderne n’est donc pas seulement sans repère et sans échelle, mais il est, au contraire, accablé par “toute espèce d’échelles, étant contraint de passer de l’une à l’autre, sans jamais pouvoir se fixer à aucune”.
Tel est pour Ramuz le tragique et insaisissable “désenchantement du monde” : un phénomène lançinant qui torture silencieusement chacun de nos contemporains, pour peu qu’il n’ait pas tué en lui toute capacité d’imagination, toute forme d’idéal, tout désir d’absolu. Bref, pour peu qu’il ne soit pas devenu relativiste ou insensible.
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Intro : Opéra de Haendel - Semele, HWV 58 (live) / Act 3, Scène 8 - "Oh, Terror And Astonishment !" (interp. English Baroque Soloists)
Outro : Opéra de Haendel - Semele, HWV 58 (live) / Act 3, Scène 8 - "Oh, Terror And Astonishment !" (interp. English Baroque Soloists)
Peinture :
Jan Matejko - "Astronome Copernic ou conversation avec Dieu" (1873)
00:00 Haendel
00:34 L'Humanité exilée dans un Univers (dé)mesuré
02:17 Le Ciel et l'Atome
03:34 Le Nombre
04:31 Le Cri Pascalien
05:50 Dieu et Mesure
07:24 « L'Univers s'est dépersonnalisé »
09:25 « Il n'y a que des quantités »
10:00 Fin
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