Peu de compositeurs ont su peindre l’Orient avec autant de bonheur que Rimski-Korsakov dans Schéhérazade. Au moment où il entreprit la composition de cette suite symphonique, le musicien de 44 ans était une figure incontournable de Saint-Pétersbourg. Professeur au Conservatoire depuis 1871, sous-directeur de la Chapelle impériale, il dirigeait depuis deux ans les Concerts symphoniques russes et venait de triompher avec son Capriccio espagnol, op. 34.
Ayant déjà manifesté son goût pour les légendes et l’imaginaire oriental avec son poème symphonique Sadko (1867) et sa deuxième symphonie Antar (1875), il puise pour Schéhérazade dans le mythique recueil des Mille et Une Nuits. Trahi par sa femme, le sultan Schahriar a décidé d’épouser chaque soir une nouvelle jeune fille et de la faire étrangler au petit matin afin de se prémunir de toute infidélité. Pour mettre un terme à ce carnage, la belle et courageuse Schéhérazade, fille du grand vizir, se fait épouser du sultan et imagine de lui raconter le début d’un conte qui le captivera assez pour qu’il lui laisse la vie sauve afin d’en entendre la suite la nuit suivante… Elle le tient ainsi en haleine pendant mille et une nuits, jusqu’à ce qu’il renonce définitivement à son sombre dessein : « Bien des merveilles furent racontées à Schahriar par la sultane Schéhérazade. Pour ses récits, elle empruntait, aux poètes leurs vers, aux chansons populaires leurs paroles, et elle intercalait les récits et les aventures les uns dans les autres. »
Tel est l’argument donné par Rimski-Korsakov dans le bref « programme » de sa suite symphonique qui forme, selon son intention, « un kaléidoscope d’images et de dessins féeriques orientaux » inspiré d’épisodes épars des Mille et Une Nuits. Prévoyant d’abord d’intituler sobrement les quatre mouvements Prélude, Ballade, Adagio et Finale, Rimski-Korsakov leur attribua ensuite des titres évocateurs, avant de décider de les supprimer. Depuis, l’usage s’est imposé de les rétablir.
Reprenant l’idée du récit dans le récit, la partition s’ouvre sur le thème du redoutable sultan, puissant unisson qui réapparaîtra à un tempo plus vif au début du quatrième mouvement. Il est suivi du thème de Schéhérazade, récitatif de violon solo accompagné de la harpe, tout en arabesques séductrices, qui incarne la fascinante conteuse. Celuici reviendra, toujours au violon, au début ou au cours des mouvements suivants. Quant aux autres thèmes, il ne s’agit nullement de leitmotivs à la signification précise comme on en trouve dans la plupart des poèmes symphoniques, mais d’un « matériau purement musical ».
Transformés et développés au fil des quatre mouvements, ils correspondent à chaque fois, selon l’auteur, « à différentes images, actions et représentations ». On ne manquera pas toutefois de remarquer le retour du motif de la mer dans le finale, qui rappelle que Rimski-Korsakov avait été marin dans sa jeunesse. Les thèmes personnifiant les deux personnages principaux subissent le même traitement. Au début du deuxième mouvement, celui de Schéhérazade donne naissance à un nouveau thème, au basson, comme si la voix du prince Kalender prenait le relais du récit. Il réapparaît aussi à la fin de l’œuvre, suivi de celui du sultan « vaincu » dans les graves, avant une ultime reprise achevée dans un rayonnant mi majeur, doux et triomphant à la fois.
Magicien de l’orchestre, Rimski-Korsakov modèle celui-ci au gré des épisodes de la partition, passant de tutti rutilants de multiples couleurs pour l’évocation des fanfares, fêtes et naufrages, à une écriture quasi chambriste pour dessiner la silhouette de la belle conteuse dans l’intimité de la chambre du sultan. Schéhérazade a exercé au xxe siècle une influence féconde. Donnée à Paris en 1899 aux Concerts Lamoureux, la partition impressionne Debussy et Ravel qui s’en souviendront dans La Mer et Daphnis et Chloé. En 1910, Michel Fokine en fera un ballet, représenté par les Ballets russes de Diaghilev sur la scène du Palais Garnier – spectacle qui enthousiasme Marcel Proust et dont on retrouve l’écho dans À la recherche du temps perdu.
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